Ensemble séparément

Les nouvelles façons de travailler en équipe, en temps de pandémie et de distanciation physique, interrogent la notion même de “travailler ensemble”.

Doit-on être physiquement au même endroit pour travailler ensemble ? Non. Doit-on collaborer au même moment à un projet commun ? Non plus. Doit-on faire partie de la même organisation ou du même groupe pour travailler ensemble ? Encore non. Doit-on faire la même chose pour travailler ensemble ? Toujours non.

Plus les modes de travail sont “dématérialisés” et plus on est amené à se demander quelle est la “matière” essentielle qui reste - le plus petit dénominateur commun comme diraient les professeurs de mathématiques - pour que l’on puisse encore parler de “travailler ensemble” ?

Voici des hypothèses que je soumets à votre esprit critique aiguisé et à vos commentaires bienvenus : Il me semble que pour “travailler ensemble”, il est nécessaire qu’au moins un des trois éléments ci-dessous soit présent.

1/ Les liens humains

La “matière” humaine reste un élément essentiel, y compris - et peut-être plus encore - dans les formes de collaboration dématérialisées. La distance physique n’enlève rien aux besoins fondamentaux de l’individu, et a même tendance à en renforcer la nécessité. Par exemple, le besoin d’appartenance à une équipe, qui peut être nourri par de nombreux éléments en temps normal : aller physiquement au même endroit que les autres membres de l’équipe, partager un repas, avoir des repères culturels communs, parfois aussi des codes vestimentaires… tous ces éléments qui participent en sous-marin au sentiment d’appartenance sont largement réduits par le travail à distance. Ils ont donc besoin d’être renforcés par d’autres moyens : augmenter les rituels d’équipe, faciliter la parole, renforcer les liens, s’assurer de l’inclusion de chaque personne de l’équipe lors des réunions communes…

2/ Le projet commun

Pendant le premier confinement, on a vu fleurir des événements musicaux à distance pour tenter de compenser la fermeture des lieux de concerts. Le Boléro de Ravel interprété par l’Orchestre National de France en est un exemple notable, avec plus de 3 millions de vues sur Youtube. Ces musiciens parviennent à créer une impression de synchronisation totale, d’ensemble harmonieux et fort… alors même qu’ils jouent séparément, dans des pièces différentes, et à des moments différents. Car il s’agit d’un montage vidéo réalisé en régie à partir de centaines de vidéos envoyées par les musiciens… alors ont-il “travaillé ensemble”? Oui : ils ont participé à un projet commun, ont suivi des indications communes de partition, tempo, consignes d’enregistrement vidéo et respecté des délais communs, et se sont réjouis de voir le résultat unifié de leurs travaux séparés et l’immense succès obtenu. Le projet commun possède une force rare pour souder des équipes, dépasser les périodes difficiles et mobiliser l’énergie de chaque individu du groupe au service de quelque chose de plus grand que lui.

3/ Le chef d’orchestre et sa vision

Lorsque Alighiero Boetti, artiste italien (1940-1994), réalise sa série Tutto, il se fait le chef d’orchestre d’un gigantesque travail de broderie réalisé à distance : au Pakistan par des familles afghanes réfugiées à Peshawar, des personnes qu’il ne connaît pas, et dont il reçoit les pièces en ordre dispersé, asynchrone. Et pourtant, toutes ces familles brodeuses et l’artiste ont bien “travaillé ensemble” à la réalisation de cette oeuvre. C’est la vision de l’artiste et la feuille de route partagée avec les brodeuses, les instructions à la fois précises sur les formes et dimensions, mais très libres sur les couleurs, qui ont permis aux oeuvres de prendre forme.

Alighiero e Boetti (1940, Italie - 1994, Italie) - Tutto (Tout) - 1987

Alighiero e Boetti (1940, Italie - 1994, Italie) - Tutto (Tout) - 1987

Et le plaisir partagé …

Lorsque nous réalisons un Music Lab à distance, la sensation de “travailler ensemble” est bien présente à tous les niveaux, alors même que nous sommes physiquement séparés des participants et que nous travaillons dans des organisations différentes. Car les éléments essentiels du Music Lab sont bien maintenus, même à distance :

  • Les liens humains sont tissés par des dialogues et des questions en début d’atelier, et l’équipe se découvre sous un nouvel angle : celui de son rapport à la musique et de ses talents artistiques

  • Le projet commun - composer l’hymne de l’équipe, improviser collectivement - permet de concentrer les énergies et de révéler et développer de nouvelles ressources

Et les émotions partagées dans le groupe sont presque aussi fortes et communicatives que ce que l’on peut observer en live. Il me semble que le “Flow” décrit par Mihaly Csikszentmihalyi - cet état de concentration totale dans lequel l’équilibre entre compétences et challenge est optimal, la notion de temps disparaît, et la joie surgit spontanément, avec la sensation que l’on pourrait continuer pendant des heures sans se lasser - est accessible aussi à distance… à condition de poser un cadre et des éléments essentiels au “travailler ensemble” !

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Et vous, quelle est votre expérience du travail “ensemble mais séparément” ? Quels sont les éléments qui vous semblent essentiels, non négociables ? Et quelles adaptations avez-vous inventées ?

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