Trouver le bon rythme

Socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique
— Marcel Mauss

Le paradoxe actuel entre les contraintes exercées sur nos rythmes de vie, avec le couvre-feu ou les restrictions de déplacements, et les libertés nouvelles que certains salariés découvrent avec le télétravail, comme faire du sport au milieu de la journée ou partager un déjeuner avec leurs proches, nous interroge sur les rythmes auxquels nous sommes soumis, qu’ils soient subis ou choisis, et sur notre marge de manœuvre pour les moduler. A quel point la rapidité et l’accélération sont-elles utiles ou nocives ? Quelle part d’influence avons-nous sur l’intensité de nos rythmes et sur leur degré de prévisibilité ? Et comment s’ajuster les uns aux autres lorsque la désynchronisation fait craindre le chaos ? 

Rythmes prévisibles et imprévisibles  

Nous sommes en permanence animés de rythmes internes multiples : battements cardiaques, respiration, ondes cérébrales, sommeil et digestion, et entourés de rythmes externes relativement prévisibles : les saisons, l’alternance du jour et de la nuit, les marées ou encore les mouvements des planètes qui impriment sur le monde leur régularité métronomique. Et si nous pouvons parfois ralentir volontairement notre respiration ou le rythme de nos pas, notre influence sur le rythme des saisons est en revanche inexistante. 

Dans l’entreprise, le travail est lui aussi rythmé, du nombre d’heures hebdomadaires du contrat de travail aux heures d’ouvertures des magasins, en passant par les heures de réunions ou les échéances comptables : le travail est une succession de processus rythmés. Et lorsque nous pouvons prévoir ces rythmes, il est relativement aisé de s’y adapter et d’anticiper, à défaut de pouvoir les changer. En revanche, c’est probablement lorsque les rythmes deviennent imprévisibles ou hors de contrôle que le chaos peut survenir très rapidement, comme dans les hôpitaux lors d’une pandémie, ou dans un incendie dont la progression ne suit pas le schéma habituel. 

Hartmut Rosa, dans son essai Accélération, décrit la mécanique implacable d’accélération des rythmes technologiques et des rythmes de vie, ayant fait naître des phénomènes qui auraient semblé surréalistes à des personnes nées en 1900 : le fast-food et le speed-dating, et menant une « course effrénée à l’abîme » que nous ne serons probablement pas en mesure d’éviter. Son analyse aussi brillante que pessimiste laisse penser que notre sort est scellé : l’accélération est inéluctable et mortelle pour l’espèce humaine. A l’image de Yuval Noah Harari, qui explique dans Homo Sapiens et Homo Deus, par quels mécanismes chaque révolution technologique est finalement un piège qui se referme sur ceux qui la conçoivent. 

Pourtant, le rythme est une ressource clé et une variable sur laquelle nous pouvons agir beaucoup plus que nous le croyons. La prise de conscience du rythme et de ses dérèglements éventuels permet d’agir de manière plus éclairée, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective.

Il vous reste 3 minutes ! 

La variation de tempo est une excellente manière de stimuler ou de calmer les dynamiques d’équipe selon les besoins et les circonstances. A l’image du “Flow” de Mihaly Csikszentmihalyi, qui décrit “l’expérience optimale” dans laquelle on se trouve lorsqu’il y a un bon équilibre entre challenge et compétence, il y a un équilibre rythmique à ajuster en fonction des enjeux et de l’énergie de l’équipe. Car de la même manière que l’insuffisance de challenge nous précipite dans l’ennui, la lenteur excessive du rythme nous paralyse et nous déprime, jusqu’à nous rendre parfaitement inefficaces. 

C’est pourquoi les “méthodes agiles” prennent un tel essor depuis quelques années : les équipes sont plus créatives et efficaces lorsqu’elles sont soumises de temps en temps à un sprint créatif : cela permet de créer des accélérations bénéfiques au travail d’équipe et au plaisir ressenti par les participants, pour qui l’existence du défi et des contraintes temporelles sont de réels stimulants ! Jusqu’à un certain point, bien entendu, car le “bon” rythme est avant tout une question de dosage. 

Trouver le “bon” rythme 

Dans le “Music Lab” de Zenon&Co, les participants sont amenés à composer un hymne de leur équipe : la mélodie et le rythme qui leur ressemblent, révèlent une partie de leur identité et de ce qui les rassemble. Cet exercice créatif, très décalé par rapport aux expertises habituelles de l’équipe et soumis à des contraintes de temps et d’instruments disponibles, permet d’observer très directement le rythme de l’équipe : est-ce un hymne plutôt lent, régulier et tranquille, ou un hymne rapide, chaotique, qui accélère ? 

Et si le rythme choisi par une équipe pour son hymne n’est pas nécessairement le reflet de son rythme habituel de travail, il constitue toujours une opportunité d’en parler, de prendre conscience des dérèglements éventuels, d’identifier les facteurs qui influencent ce rythme et des effets que celui-ci produit sur chacun des membres de l’équipe. Or cette prise de conscience du rythme, des déséquilibres éventuels et des éléments qui freinent ou  accélèrent le tempo, sont des bases extrêmement précieuses pour aider l’équipe à trouver son rythme, et à le moduler en fonction des phases qu’elle traverse et des objectifs qu’elle souhaite atteindre. A l’image d’un compositeur qui augmente la tension émotionnelle en jouant sur les nuances et sur le tempo, un leader ou une équipe peuvent moduler par le rythme l’intensité et la dynamique du travail collectif.

Chaque membre de l’équipe peut aussi pratiquer un rapide audit de son propre rythme, notamment celui de sa respiration et de sa fréquence cardiaque, pour juger de l’adéquation entre son rythme de travail et son rythme biologique, car le “bon” rythme est aussi une forme d’écologie individuelle, à ajuster en fonction de ses besoins et de son environnement. 

Se synchroniser aux autres 

Par ailleurs, on observe parfois des scènes troublantes, dans l’entreprise comme en dehors, lorsqu’un membre du groupe est à un rythme totalement différent de celui des autres, travaillant à toute vitesse lorsque les autres sont au ralenti, ou au contraire se tournant les pouces pendant que les autres turbinent. Lorsque ces désynchronisations sont justifiées par le séquencement du travail ou liées à des variations d’activités, elles sont tolérées sans difficultés. Si en revanche, elles sont injustifiées et récurrentes, elles peuvent créer des tensions fortes et nécessiter un ajustement rapide. Comment ? En tendant l’oreille et en prêtant attention à ce qu’il se passe autour, comme une foule qui applaudit et trouve très rapidement la synchronisation sur une même cadence, par le simple ajustement de chacun à ses voisins. Ou comme ces métronomes réglés sur des vitesses différentes et qui se synchronisent pourtant, car le support sur lequel ils sont placés propage et ajuste la cadence. 

Alors doit-on ralentir au travail ? Pas nécessairement, car il est des situations où l’accélération, ponctuelle et dosée, est très bénéfique. En revanche, les variations chaotiques et perturbantes que la crise sanitaire imprime sur les rythmes de travail et les rythmes des entreprises vont probablement nécessiter davantage de prise de conscience et de capacité à moduler nos rythmes, individuels et collectifs. 

Et parmi les métiers du futur qui émergeront peut-être un jour pour aider les entreprises, les indépendants et les salariés à mieux adapter leurs rythmes, on pourrait imaginer des compositeurs, des accélérateurs, des ralentisseurs, ou encore des régulateurs !

Précédent
Précédent

Les foules chantent juste

Suivant
Suivant

Résilience en Musique